L’évolution du temps présent, si l’on y pense, est déjà passé. Par certains côtés nous pouvons décider (avec une grande part d’incertitude qu’on appelle le hasard), de notre futur immédiat. Notre société semble être submergée par une entropie chrono-dispersive qui produit des effets sur l’intensité et la qualité du lien social. Il est banal de dire que notre rapport au progrès a changé. On dit que le progrès, c’était mieux avant, comme on dit que le Tour de France, c’était mieux avant, quand on pouvait vraiment admirer le vainqueur. Or, l’idée de progrès, c’était une idée qui faisait aimer le temps historique car elle était doublement «consolante». Elle l’était d’abord parce qu’en fondant l’espoir d’une amélioration future des conditions de vie, elle rendait l’histoire humainement supportable. En faisant miroiter loin sur la ligne du temps une utopie crédible et attractive, elle faisait retrousser les manches et surtout elle donnait l’envie d’avancer ensemble. Elle était également consolante par le fait qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même l’expérience puisqu’il n’était qu’un infime maillon de l’interminable lignée des générations. Croire au progrès, c’était en somme accepter de fabriquer du futur collectif en sacrifiant du présent personnel.
Est-ce qu’on en est encore là ? Pour accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif, il faut un rattachement symbolique au monde, à son histoire, à son avenir. Ce rattachement fut longtemps perspectiviste. Il ne l’est plus. Nous avons perdu en profondeur temporelle. Le présent est désormais sans épaisseur. Nos rattachements sont plus horizontaux, plus fluides, plus réversibles. C’est d’ailleurs le réseau des télécommunications qui incarne le mieux ce nouveau rapport au temps : les nœuds qui le constituent ne sont que des nœuds de passage qui ne nécessitent aucune direction, ni aucune finalité. Se trouvent ainsi abolies toute idée de récit, et même toute idée de filiation qui, jusqu’à présent, étaient seules capables de donner du sens au collectif et au politique. En fait, le récit parvenait à vaincre l’aporie du temps en « inventant une histoire ». Le temps mondial, lui, veut la vaincre en arasant le temps historique. Du coup, le futur s’absente progressivement du présent (et «s’absenter du présent», faut quand même le faire…), comme si l’urgence et «la Crise», la Crise avec un grand C, la crise transcendantale avaient partout répudié l’avenir comme promesse. Nous entrons dans le règne d’un «présent omniprésent», d’un présent limité à lui-même, qui absorbe en quelque sorte le passé aussi bien qu’il annule les perspectives d’avenir. Il y a donc urgence à reconstruire un horizon. Mais comment faire ? Comment est-ce que ça se reconstruit, un horizon ? Avec quel genre de truelle ?
Il y a quelques décennies s’est produit un événement à la fois anodin et important qui illustre la nouvelle donne : le retournement des poussettes. Avant, l’enfant était transporté dans un face à face rassurant, le situant dans un rapport affectif permettant sourires, grimaces, gestes de tendresses ou de menaces, échange de paroles avec la personne qui le poussait, en général sa mère. Maintenant, l’enfant est mis devant le vide, son regard ne rencontre que des passants anonymes, il est laissé à sa solitude, «ouvert sur le monde» disent ceux qui veulent louer cette pratique, et non plus prisonnier du cercle familial, mais en réalité livré à l’inconnu, qui, comme chacun sait, est source possible d’angoisse. Ce renversement spatial est typique d’un nouveau rapport au temps, à soi, aux autres. L’enfant n’a plus d’autre horizon qu’un présent informe, et donc troublant. D’aucuns défendent l’idée que ce sont la démocratie et la science qui ont contribué à ce retournement des poussettes, l’une et l’autre privilégiant un sujet libéré du poids du passé, des entraves traditionnelles, un sujet regardant d’emblée vers l’avant. Pour le savoir avec certitude, il faudrait retracer la longue histoire de l’émancipation de l’individu, partant du présent pour remonter vers l’élan de l’idéal démocratique et du projet scientifique et technique, jusqu’à l’apogée de la technoscience où nous sommes aujourd’hui : celle de l’individu condamné à s’inventer à partir de ses propres forces, et par là-même plombé de solitude.
Lorsque nous nous préoccupons de la survie de l’espèce humaine, nous nous situons clairement par rapport à l’avenir. Si nous avions perdu toute relation avec l’avenir, nous ne nous soucierions pas du changement climatique. Simplement, ce qui est nouveau, c’est que notre responsabilité par rapport à cet avenir commence dès aujourd’hui, et non pas demain. C’est ce qui la rend beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. L’avenir commence ici et maintenant !
Crédits Étienne Klein, Rencontres Sciences et Humanisme 2013, voir la vidéo ci-dessous :